En pensant à quel vin ferait le printemps pour moi, à l’occasion de ce 23e Vendredi du vin, j’ai bien essayé d’élargir le champ de mes réflexions. Du gamay, peut-être? Un muscadet? Un cabernet franc gouleyant?
J’y ai pensé, oui, mais je suis revenu sans vraiment hésiter au rosé. Il m’arrive bien de boire du rosé l’automne ou l’hiver – quand c’est bon, c’est bon tout le temps – mais au bout du compte, aucun autre vin ne représente autant le retour du beau temps et de la chaleur qu’un rosé savoureux et rafraîchissant. Dans ma rue, c’est le vin des apéros spontanés entre voisins, au moment où la chaleur de fin de journée pousse les enfants à jouer dehors jusqu’au souper, et que les parents se retrouvent du même coup comme ils ne parviennent jamais à le faire aussi bien l’hiver.
Évidemment, les rosés sont souvent considérés comme n’étant bons que pour rafraîchir par temps chaud. Comme s’ils n’avaient pas d’autre valeur intrinsèque, d’autre qualité véritable. Ce qui explique possiblement pourquoi les autorités européennes se sont dit qu’il ne serait pas grave de faire fi des traditions et de permettre la production de rosés de coupage (c’est-à-dire des mélanges de vin blanc et de vin rouge), par opposition aux méthodes traditionnelles de saignée ou de pressurage. Le but? Permettre de faire des volumes et de vendre le vin à la Chine, par exemple. Pour le virage qualité, on repassera.
La France, après avoir autorisé le projet de règlement européen, a changé son point de vue devant les réactions outrées des associations de vignerons. L’Italie aussi semble emboîter le pas. Le vote sur la question a été reporté d’avril à juin, mais la question est loin d’être réglée.
Bref, on a encore le printemps au complet pour profiter du bon rosé, sans avoir peur qu’il soit trafiqué en toute légalité.
Je me suis donc sorti un excellent rosé de saignée ramené d’un voyage en Californie, l’automne dernier. Le résultat d’une des nombreuses expériences tentées chez Scholium Project par Abe Schoener, ex-professeur de philosophie antique devenu un des plus audacieux vignerons de Californie. De micro-cuvée en micro-cuvée (aussi peu que 36 caisses, parfois), il produit des vins déroutants mais toujours bien définis, précis et jamais ennuyeux. Le but, c’est d’essayer. Quand ça rate, les barriques ratées sont éliminées, tout simplement. Un labo, autant qu’un producteur de vins.
Entre les Sylphs, un chardonnay élevé sous voile, comme un xérès ou un vin jaune du Jura, ou le Prince in his caves, un sauvignon fermenté sur ses peaux comme un rouge, et toutes sortes d’autres vins conçus selon les humeurs oenologiques et la nature des raisins et du millésime, Abe avait une cuve pleine de cinsault qui lui semblait manquer un peu de coffre et de concentration. Dans l’espoir de concentrer son rouge, il avait saigné sa cuve, produisant un rosé très frais… et un cinsault toujours très frais, équilibré et lumineux. Le vin sait ce qu’il veut, l’oenologue le suit.
Le rouge, je l’ai goûté en cuve où il était encore en élevage pour plusieurs mois. Le rosé, j’en ai ramené une bouteille à la maison, généreusement offerte par l’auteur.
Avec l’arrivée du printemps et du 23e VdV, le rosé de Scholium m’a fait un clin d’oeil et je l’ai sorti de son refuge sans plus attendre. Avec beaucoup de bonheur. D’un rose très clair, presque comme un vin gris, le vin dégageait des arômes très frais d’orange sanguine, de fraise fraîche et de raisin frais, le tout rehaussé d’un petit quelque chose de jurassien au nez, une délicate touche oxydative, comme dans un savagnin ouillé de Fanfan Ganevat. En bouche, le vin avait de la fraîcheur, de la pureté, mais aussi de l’intensité et de la longueur en bouche. Bref, il y a du vin, là-dedans. Plein de plaisir, du soleil en bouteille et pourtant, du sérieux aussi. J’y penserai tout l’été, je crois bien.