Entre la publication de son livre sur la sommellerie moléculaire, Papilles et Molécules, et son retour au restaurant elBulli pour fignoler le menu 2009 auquel il collabore, François Chartier a gentiment trouvé le temps d’animer un Vendredi du vin autour de cette approche scientifique des accords vins et mets. Une belle occasion de considérer sous un nouvel angle cet art complexe dont le plaisir des repas peut dépendre largement.
Même si l’idée peut sembler complexe, voire intimidante, c’est dans les choses simples que la sommellerie moléculaire prend son sens. Le principe consiste à trouver des parentés moléculaires entre un vin et un aliment, la présence dans les deux d’une molécule aromatique particulière devant créer une harmonie qui magnifie le tout. Le total devient plus que la somme des parties.
Évidemment, les molécules aromatiques présentes dans les aliments et le vin sont à peu près innombrables, leurs combinaisons complexes étant ce qui rend la gastronomie si captivante. Un repas n’est jamais pareil à l’autre, les variations des saveurs et des arômes, leur succession et leur mise en contexte changeant constamment.
Du basilic, tout court
J’y suis donc allé au plus simple, en travaillant l’accord proposé par François Chartier entre sauvignon blanc et aliments anisés: des pâtes au basilic et à l’huile d’olive. Pas même d’ail (ni de noix de pin, ni de parmesan) pour distraire l’attention. L’idée: réduire les variables au minimum.
Du côté du vin, un Fransola de la maison Torres, millésime 2002. Un sauvignon blanc exemplaire et bien typé, élevé partiellement en chêne, mais dont le caractère de pur sauvignon ressort avec le temps, au fil de son vieillissement si élégant et si durable.
En enfilant une bouchée des pâtes au basilic et une gorgée de Fransola, la démonstration était on ne peut plus claire. La combinaison des deux produisait une impression de grande fraîcheur et une ampleur aromatique accrue, par rapport à ce que chaque élément offrait seul. Un petit côté anisé, mentholé, oui, mais aussi ce « goût de froid » dont François Chartier fait aussi état dans ses écrits.
À côté des pâtes, il y avait aussi une poitrine de poulet grillée au barbecue qui avait mariné dans l’huile d’olive, le jus de lime et le basilic fraîchement haché. L’impression de fraîcheur et l’amplitude accrue des arômes s’y sentait également, mais moins franchement, la texture de la viande et les saveurs grillées ajoutant d’autres variables et rendant le rapport harmonique entre le vin et le plat moins limpide. Un sauvignon un peu plus boisé aurait-il réuni les deux axes aromatiques? Il faudra bien que je teste ça un de ces quatre…
D’ici là, pour pousser la réflexion plus loin, il semblait logique de vérifier ce qui allait se passer en jouant l’accord avec un vin, disons, moins harmonique. Pour une deuxième portion de pâtes au basilic, le lendemain, j’avais en main un chardonnay australien de la maison Innocent Bystander, à l’acidité rafraîchissante, certes, mais montrant quand même la chaleur du climat et surtout, un toasté provenant d’un élevage en barrique de chêne.
Dans Papilles et molécules, François Chartier souligne que les chardonnays de climat frais (le chablis, par exemple) comptent aussi des éléments anisés. Sur le plan aromatique, la proximité entre un chardonnay de climat frais et un sauvignon est certainement plus grande qu’avec un chardonnay de climat chaud, dont les arômes passent plus vers les fruits tropicaux. Le boisé, en prime, ajoute des éléments toastés qui jouent une part importante dans le portrait aromatique du vin.
La combinaison des deux donnait une fois de plus une belle impression de fraîcheur, mais cette fois sans la résonance harmonique qui se manifestait avec le sauvignon. Pas que c’était vilain, loin de là. Mais ce n’était pas aussi réussi. Comme avec le poulet grillé, le rapport entre les deux était moins clair. Peut-être aurait-il fallu le poulet, justement, pour arrondir le tout…
Poussant la vérification encore plus loin, j’ai tenté de façon encore plus simple de tester les rapports entre le basilic et d’autres cépages. Armé simplement de quelques feuilles de basilic, j’ai fait le test avec deux autres vins. D’abord avec un rosé 100% merlot Three Trees, du Roussillon, vinifié par l’excellent Tom Lubbe au Domaine de Majas. Résultat. Bien… pas grand chose. Un très bon rosé, équilibré, rafraîchissant, mais outre un petit côté épicé, peut-être, on ne sentait pas d’arômes s’accorder, et on ne sentait pas les aspects froid et anisé que l’on détectait si clairement avec le sauvignon.
Deuxième test, un muscat sec alsacien du Domaine Julien Meyer, le Petite Fleur 2006. Une expression nette et élégante du muscat, sans sucre, mais avec tout le parfum. Et là, il se passe tout à fait autre chose. Presque aussi beau qu’avec le sauvignon, mais très différemment. Un côté floral, pétales de fleurs, prend le dessus avec une petite touche astringente.
Mon hypothèse, suite à une petite recherche rapide (voir ici et ici, notamment) est que ce rapport harmonique tient à la forte présence dans le basilic et le muscat d’une famille de molécules aromatiques appelées terpènes, apparentées à la rose et au géranium, entre autres. Le muscat est un des cépages les plus forts en terpènes, tout comme le basilic, du côté alimentaire. Le résultat est on ne peut plus éclatant. Un point de plus pour les travaux de François Chartier.
La possibilité d’entraîner des accords entre vins et mets dans deux directions radicalement différentes et tout aussi éclatantes, suivant les principes de la sommellerie moléculaire, m’était déjà apparue lors du lancement (avec dégustation) de Papilles et molécules au restaurant L’Utopie, à Québec, fin 2008. Dans un billet précédent, j’ai déjà décrit comment un plat combinant thon et poivron se manifestait complètement différemment avec un blanc et un rouge offrant deux types distincts de pyrazines. Le ballet sauvignon-muscat-basilic me semble fonctionner de la même manière, des accents moléculaires différents portant l’accord dans des directions bien différentes.
Variables multiples
Si les versions simplifiées des accords « moléculaires » se révèlent facilement, la mise en rapport de multiples éléments dans un plat vient ajouter des variables et rendre l’exercice nettement plus complexe. Si une dizaine de composés aromatiques se font concurrence dans le verre et l’assiette, le résultat peut être tout à fait harmonieux, mais il devient nécessairement plus difficile de discerner d’où provient l’harmonie – et plus difficile de produire le genre de résonance harmonique qu’offre le rapport entre un seul cépage et un seul aliment. Pour faire une métaphore musicale, une symphonie est plus complexe à écrire qu’une mélodie pour instrument solo – ou un duo, pour rester dans le monde des accords.
Le défi posé par la transcription en mode «symphonique» des principes de la sommellerie moléculaire était pleinement illustré par le repas «à cinq mains» dégusté en marge du Salon international des vins et spiritueux de Québec, en mars dernier. En plus du chef du restaurant L’Utopie, Stéphane Modat, chez qui se déroulait le dîner, François Chartier pouvait compter sur trois autres collaborateurs. Tout d’abord, Pascal Chatonnet, ingénieur chimiste, docteur en oenologie, propriétaire des Laboratoires Excell et des châteaux libournais Haut-Saigneau, La Sergue et L’Archange, consultant de nombreux grands domaines, expert de l’utilisation des barriques et pionnier dans la lutte aux contaminants du vin comme les brettanomyces (voir page 2 de ce document). Ensuite, Thomas Perrin, du Château de Beaucastel, un des plus réputés de Châteauneuf-du-Pape, qui offre une des plus belles sélections de vins des Côtes-du-Rhône au sein de la société Perrin et Fils, et qui favorise la viticulture bio «parce que c’est comme ça que mon grand-père faisait», selon le mot de l’héritier de la famille qui y oeuvre depuis cinq générations. Finalement, l’équipe était complétée par Laurent Deconinck, chef attitré du domaine de Beaucastel, venu travailler en tandem avec Stéphane Modat.
Les vins de Pascal Chatonnet comme ceux de Thomas Perrin étaient mis à contribution, les accords proposés devant répondre aux principes de la sommellerie moléculaire, en liant les éléments moléculaires dominants de chaque vin à des aliments y répondant. Selon ce qu’explique François Chartier dans le dernier chapitre de son livre, consacré à cette expérience à grand déploiement, Pascal Chatonnet, depuis son laboratoire, avait fait un travail avancé pour mettre en valeur les molécules d’intérêt des vins, afin de guider le travail des chefs.
Au cours de cette soirée travaillée pendant deux bons mois, il faut bien dire que tous les accords étaient réussis. Rien qui soit tombé à plat ou qui n’ait pas permis au vin de trouver une résonance significative dans au moins une des composantes du plat.
Ainsi, le superlatif Beaucastel Blanc 2006, un des plus beaux vins blancs du Rhône qu’il m’ait été donné de déguster, était parfaitement mis en valeur par un pétoncle tiédi et par la salade de fenouil à la mandarine impériale, qui travaillait notamment du côté des lactones et du HO-triénol, pour dire les choses savamment.
De même, l’excellent Vacqueyras Les Christins 2006 de Perrin et fils trouvait un écho particulièrement éclatant dans les brins d’algue nori torréfiée qui accompagnaient un plat de thon rouge. Le Côtes-du-Rhône rouge réserve 2007, servi en tandem sur le même plat, faisait éclater le parfum de genièvre qui avait servi à frotter le thon.
Côté bordelais, les Château La Sergue 2006 (Lalande-de-Pomerol) et L’Archange 2001 (Saint-Émilion), vibraient avec une énergie particulière en rencontrant les éléments fumés de plats complexes – un boeuf fumé à froid dans le premier cas, un magret de canard aux arômes de fumée de thé oolong dans le second. Des éléments de fruits noirs et d’épices ressortaient également de part et d’autre dans ces accords.
Sur le magnifique et expansif Beaucastel rouge 2005, c’est une poudre de cèdre séché qui produisait un effet positivement explosif sur le vin. Un rapport similaire, côté résineux, à celui du genièvre et du Côtes-du-Rhône.
À la longue, pendant ce repas en huit services, il devenait toutefois difficile de discerner les nuances très nombreuses des plats, qui pouvaient comprendre jusqu’à huit composantes, toutes porteuses d’une signature aromatique propre. Et si le tout était toujours agréable, la démonstration devenait plus difficile à saisir et l’impact de chaque composante était parfois dilué dans l’effet général.
En fin de repas, le bavarois de mascarpone sucré au miel d’orange faisait merveille avec le muscat des Beaumes-de-Venise 2006, un vin croquant, tout sur le fruit, que Thomas Perrin présentait avec un plaisir évident, au terme de la soirée. Le miel (HO-triénol) rejoignait une composante essentielle du muscat. Toutefois, les arômes de géranium, de lavande et de citronnelle, puis de menthe et d’eucalyptus qui venaient aromatiser en trois temps le dessert se perdaient finalement dans le total. Dans cette très belle forêt, on ne pouvait pas voir tous les arbres.
La théorie et la pratique
En cherchant à expliquer à l’échelle moléculaire des accords vins-mets particulièrement porteurs, François Chartier vient d’ouvrir une piste – que dis-je, une autoroute à huit voies – vers une meilleure compréhension des rapports aromatiques entre vins et mets.
L’approche est clairement fondée sur des principes biochimiques valables, expliqués sous plusieurs angles dans la littérature scientifique, tant du côté du vin que des aliments. Le pas en avant de Chartier, c’est le fait de réunir les deux points de vue.
Il est intéressant de noter que c’est d’un praticien, de son instinct et de son expérience empirique qu’est née cette théorie de la sommellerie moléculaire. Avouant lui-même avoir fait sa «chimie 101» au fil de la démarche, appuyée par des docteurs en biologie moléculaire et en oenologie, Chartier vient asseoir un savoir-faire de longue date, dans les cuisines et les salles à manger du monde, sur des bases plus précises. Des bases qui permettent aussi d’ouvrir la porte à des accords plus inattendus – comme ce romarin méditerranéen qui se marie naturellement au riesling, ou encore le fino, le plus sec des vins de xérès, qui se marie pourtant si bien à la très sucrée figue séchée.
Voilà déjà beaucoup de boulot abattu en quelques courtes années par le plus connu des sommeliers québécois. Et pourtant, ce n’est qu’un début, comme il l’avoue lui-même en expliquant que Papilles et molécules n’est que le premier tome d’une série.
En offrant de premières explications, la démarche ouvre la porte à de nombreuses questions. Comment peut-on le mieux appliquer ses principes en cuisine, chez soi comme au restaurant? Si l’harmonie se manifeste entre molécules similaires, pourrait-on voir apparaître des contrepoints tout aussi éclatants, à cause de molécules différentes mais compatibles? Comment intégrer les textures, les cuissons, les températures de service à la réflexion? Quelles sont les molécules actives du pinot noir, du nebbiolo ou du tannat? Si l’âge modifie la composition moléculaire des vins, comment affecte-t-elle l’approche d’harmonie moléculaire des vins et des mets?
C’est le signe d’un défrichage prometteur, que de voir autant de questions surgir pour la suite des choses. Si Papilles et molécules lance la discussion de façon exubérante, avec quantité d’exemples, la systématisation de la démarche reste véritablement à faire. À certains moments, la présentation de multiples molécules et aliments complémentaires devient un brin étourdissante, dans ce premier ouvrage. Mais comment ne pas être étourdi, au moins un peu, devant des découvertes aussi enthousiasmantes?
Le premier à mettre le pied dans un nouveau territoire est rarement celui qui en dresse la cartographie complète. Mais c’est bel et bien celui qui ouvre la voie et pointe la direction à suivre. J’ai bien hâte de poursuivre le voyage.